Une difficulté pour le rédacteur professionnel : argumenter pour un destinataire « flou »

mardi 18 janvier 2011
par  Admin

Michelle LOSLIER, doctorante
Université de Sherbrooke

Mise en contexte et introduction

La présente communication s’inspire d’une expérience vécue au trimestre d’automne 1999 alors que nous supervisions le travail de trois étudiantes inscrites au cours tutoral « Atelier de rédaction professionnelle », offert à l’Université de Sherbrooke.

Dans le cadre de l’atelier, les étudiantes ont mis leurs compétences rédactionnelles au service du Regroupement des organismes communautaires de l’Estrie (ROC 05). Le ROC voulait, en tant qu’acteur social, prendre la parole et il a décidé, pour atteindre son but, de faire appel à des spécialistes de la rédaction. Par des écrits, le Regroupement souhaitait sensibiliser la population estrienne à l’importance des organismes communautaires [1] et de leur financement. Il s’agissait donc de solliciter la faveur populaire en légitimant l’existence de tels organismes. Les écrits demandés relevaient ainsi du type argumentatif : il fallait convaincre la communauté de l’importance des organismes communautaires. Des rencontres entre les responsables du ROC [2] et les étudiantes ont permis de décider du genre d’écrits approprié ; le choix s’est porté sur une série d’articles à paraître dans quelques journaux hebdomadaires de l’Estrie distribués gratuitement.

À l’étape de la planification des écrits à produire, les rédactrices se sont trouvées face à deux défis, défis non pas indépendants l’un de l’autre, mais plutôt imbriqués l’un dans l’autre : il s’agissait de produire un texte qui soit efficace, c’est-à-dire convaincant, et ce, non pas pour un groupe précis d’individus, mais pour un public large, donc un destinataire peu défini. Que le destinataire du message à transmettre soit « flou » a posé une embûche dès l’étape de la planification du contenu des articles à publier [3] puisque cerner l’identité, les caractéristiques du destinataire s’avère décisif lors d’une telle planification.

Dans le cadre de cette communication, nous nous intéresserons à cette difficulté pour le rédacteur professionnel que pose un destinataire flou. Cette difficulté vient, comme nous tenterons de le démontrer, de l’importance de « s’adapter » au destinataire de l’écrit, de cerner l’identité et les particularités de celui-ci, afin que le texte le « rejoigne ». Nous nous demanderons finalement comment il est possible de produire un écrit qui soit convaincant pour tous.

Qu’est-ce qu’un destinataire flou ?

Le rédacteur professionnel est mandaté par un énonciateur [4] ayant un ou des buts précis. Informer, expliquer, convaincre, solliciter sont autant de buts que peuvent viser les écrits [5]. Les illustrations de mandats que peut recevoir un rédacteur professionnel abondent : informer les actionnaires des changements effectués au sein d’une entreprise, expliquer au grand public la procédure pour se conformer à un nouveau régime d’assurances, convaincre les électeurs du bien-fondé d’un programme politique, solliciter la communauté afin qu’elle finance une œuvre de charité… Il s’agit, pour celle ou celui qui est chargé de produire les textes, de repérer les stratégies de communication adaptées au contexte et au destinataire. Cette étape d’analyse du contexte et du destinataire est cruciale dans la planification des communications : de la justesse de cette analyse dépend l’atteinte des buts visés par l’écrit. Ainsi, le rédacteur devra tenir compte des contextes social, économique, politique ainsi que des connaissances, des valeurs et des préjugés du destinataire. La prise en compte de ces aspects, entre autres, permettra au rédacteur de produire un texte convaincant pour le public visé.

Or les écrits que devaient produire les étudiantes, dans le cadre de l’atelier de rédaction, s’adressaient à la communauté, c’est-à-dire à l’ensemble de la population estrienne, sans distinction quant à l’âge, au sexe, au statut social, au niveau d’instruction, à la classe socio-économique… Autrement dit, le message véhiculé par les écrits s’adressait à un destinataire « flou », un récepteur peu défini. Contrairement à une publicité s’adressant, par exemple, à un marché de consommateurs issus d’une classe socio-économique élevée (publicité pour une voiture de luxe), contrairement à un article s’adressant à un public féminin adulte (message visant la prévention du cancer du sein), contrairement à une communication pour un lectorat scientifique (acte de colloque), les écrits demandés par le ROC s’adressaient à un public dont les seules particularités « raisonnablement » connues étaient d’habiter l’Estrie et d’être apte à comprendre certains enjeux sociaux.

Cette « embûche » éprouvée par les rédactrices nous a poussée à nous pencher sur la place qu’occupe le destinataire dans une communication, sur l’importance de connaître les caractéristiques de ce destinataire et sur les stratégies à mettre en œuvre pour contourner la méconnaissance du destinataire.

Connaître le destinataire et lui faire une place

Pour augmenter l’efficacité du message, favoriser la réceptivité du destinataire, le rédacteur doit prendre ce dernier en compte lors de l’organisation du message à livrer. Ceci revient à donner au destinataire « une place » dans ce message, lui permettre de se reconnaître afin de « l’atteindre » plus facilement. C’est ce qu’explique Céline Beaudet dans le Guide de rédaction destiné précisément au milieu communautaire :

Il faut faire l’effort de comprendre son lecteur virtuel pour lui donner une place de choix dans un projet d’écriture. Le lecteur réagit au texte qui l’interpelle, à un niveau ou à un autre. Il retiendra l’information qui se rapporte à son expérience, il sera sensible à une explication qui lui apparaît éclairante par rapport à un problème qu’il reconnaît comme réel, il recevra une argumentation proche de ses valeurs, de sa vision du monde. (Beaudet 1999 : 16.)

L’énonciateur, dès qu’il tient compte du destinataire, se fait une représentation de celui-ci et une représentation de lui-même ; ces représentations transparaissent dans le discours produit, d’une manière plus ou moins explicite. Elles se distinguent au travers des « places » attribuées, dans le discours, à l’énonciateur et au destinataire. D’une certaine façon, donc, tout discours « contient », outre son thème, celui qui parle (énonciateur ou destinateur) et celui à qui ce dernier parle (énonciataire ou destinataire) :

[…] les « places » qui supportent le discours sont un ensemble de traits sociologiques (appartenance à telle catégorie sociale, etc.), mais sont transformées en « une série de formations imaginaires désignant la place que A et B (destinateur et destinataire) s’attribuent chacun à soi et à l’autre, l’image qu’ils se font de leur propre place et de la place de l’autre » […]. [T]out processus discursif suppose, de la part de l’émetteur, une anticipation des représentations du récepteur, sur laquelle se fonde la stratégie du discours […]. (Maingueneau 1991 : 176.)

En effet, un écrit efficace est clair et bien ciblé. Ici, « cibler » signifie circonscrire précisément l’objectif de l’écrit et définir, caractériser le destinataire. Par exemple, il faudra connaître ce que le destinataire sait déjà et ce qu’il ignore : expliquer ou argumenter en sous-estimant ou en surestimant les connaissances du destinataire risque de faire échouer l’atteinte du but visé par l’écrit :

L’argumentation effective se doit de concevoir l’auditoire aussi proche de la réalité que possible. Une image inadéquate de l’auditoire, qu’elle résulte de l’ignorance ou d’un concours imprévu de circonstances, peut avoir les conséquences les plus fâcheuses. […] La connaissance de ceux que l’on se propose de gagner est donc une condition préalable de toute argumentation efficace. (Perelman 1970 : 26.)

Les caractéristiques du destinataire entreront en ligne de compte dans la préparation du discours à livrer, autant dans la forme que dans le contenu du discours. Le rédacteur devra savoir ce que le destinataire est « prêt » ou disposé à assimiler. Il serait malvenu, par exemple, qu’un émetteur s’adressant au Conseil du patronat base son discours sur une prémisse selon laquelle les employés du secteur privé sont exploités. Autrement dit, les valeurs et connaissances du destinataire – particulièrement dans un discours argumentatif – devront être prises en compte dans la préparation du discours :

La connaissance des dispositions de l’auditoire (ou des suppositions de celles-ci) joue même sur l’organisation formelle des arguments. Ainsi, Rieke et Sillars (1975), considérant plus spécifiquement le cas où la cible doit prendre une décision, estiment que, si elle est mal disposée à l’égard de la thèse défendue ou ne s’y intéresse pas, il convient de présenter en premier lieu l’argument le plus fort. Si elle est impliquée fortement dans le sujet débattu, il est préférable de présenter d’abord les arguments qui vont dans le sens de ses convictions. (Oléron 1996 : 112.)

Un discours qui vise à sensibiliser la population au besoin de financement des organismes communautaires devra être différemment conçu, se baser sur des stratégies différentes, selon que la population est au départ plutôt favorable, défavorable ou indifférente à l’égard de tels organismes. L’énonciateur (en l’occurrence, le ROC, qui communique « au travers » du rédacteur professionnel) présentera dans le discours une image de lui-même (il s’attribuera une place), image qu’il aura avantage à polir avec la plus grande attention s’il s’avère, par exemple, que l’auditoire se montre plutôt réfractaire à ce qu’il représente. Autrement dit, il existe un lien, une relation entre l’énonciateur et le destinataire. La nature de cette relation (dépendance, amitié, animosité…) devra être considérée.

Le destinataire se représente le monde à sa façon, qui n’est pas à tout coup la même que celle de l’énonciateur. Le rédacteur devra donc connaître et considérer la représentation du monde qui est celle du destinataire : choquer le destinataire en lui présentant une vision du monde qui contredit la sienne risque de faire échouer l’argumentation. Bref, une connaissance suffisante du destinataire et de sa représentation du monde représente un atout majeur pour celui qui veut transmettre un message avec succès. Bien informé sur le destinataire, ses valeurs, ses peurs, ses croyances, le rédacteur pourra faire à ce dernier une place juste dans son discours et ainsi favoriser sa réceptivité.

Malgré leurs positions différentes, l’énonciateur et le destinataire partagent probablement certains présupposés (Maingueneau 1991 : 173), mêmes très généraux, qu’il sera avantageux d’exploiter pour fonder le discours. Pour Breton, l’usage de présupposés partagés permet de « cadrer le réel », c’est-à-dire établir une espèce de terrain d’entente avec le destinataire avant d’entraîner ce dernier vers la thèse qu’on veut lui faire admettre :

L’appel à des présupposés communs constitue une famille d’arguments de cadrage largement utilisée, notamment dans tous les cas où une communauté de pensée préexiste clairement entre l’orateur et l’auditoire. Le premier mouvement du travail argumentatif consiste alors à éclairer, aviver, par exemple une valeur commune, sur laquelle on posera dans un second temps un lien avec l’opinion proposée. L’appel à des présupposés communs mobilise donc un « effet de communauté » […]. (Breton 1996 : 54.)

Ces présupposés dont peut faire usage le rédacteur sont en fait des prémisses sur lesquelles se basera le discours, l’argumentation. Un discours efficace se base sur des prémisses [6] auxquelles adhère l’auditoire. Si, dès le fondement du discours, le destinataire se trouve contrarié ou choqué, l’argumentation a peu de chances d’atteindre son objectif. L’énonciateur qui ne se préoccupe pas de l’adhésion de l’auditoire aux prémisses de son discours commet une « faute » appelée pétition de principe (Perelman 1977 : 36). Chaïm Perelman propose une typologie des prémisses [7] qui peut éclairer le rédacteur dans la préparation du discours et de ses fondements. Nous reviendrons plus bas aux prémisses et plus précisément aux valeurs, qu’il est difficile d’écarter totalement d’un texte argumentatif, surtout quand celui-ci porte sur l’individu et la société, les valeurs en étant partie intégrante.

Cas du destinataire peu défini

Pierre Oléron évoque l’importance de connaître les caractéristiques du destinataire et il aborde le problème d’un auditoire large, donc peu défini. Comme moyen pour déceler les caractéristiques du public destinataire, Oléron propose à l’argumentateur – qui est un rédacteur professionnel dans le cas qui nous intéresse – d’avoir recours aux sondages :

Sur des questions plus générales [que la publicité s’adressant à un marché cible précis], celles que mettent en jeu les programmes politiques ou les exhortations d’ordre moral ou religieux, certains sondages d’opinions, même s’ils n’ont pas été explicitement préparés dans ce but, fournissent des indications exploitables. Tels ceux qui portent sur les valeurs auxquelles adhère la population d’un pays, ses inquiétudes, préoccupations, aspirations, ses attitudes à l’égard de problèmes, comme la sécurité, la justice, le droit de propriété, l’emploi, les formes de l’État, etc. (Oléron 1996 : 26.)

Cependant, l’accès à des résultats de sondage pertinents, si ceux-ci existent, peut demander du temps ou un budget dont ne disposent pas nécessairement les organismes à but non lucratif comme les organismes communautaires. Concevoir et distribuer un sondage sur mesure exigera encore plus de temps, un budget plus important et des compétences dont, encore une fois, ne disposent pas toujours les organismes communautaires et les professionnels qu’ils mandatent pour rédiger.

Il s’agira, pour le rédacteur qui doit convaincre un public large, un destinataire flou, d’user d’une stratégie appropriée ; sa relative méconnaissance des caractéristiques et valeurs du destinataire devra être contournée de façon à ne pas nuire à l’efficacité du message, à l’intelligibilité du texte, donc à l’atteinte du but visé par l’écrit. La stratégie appropriée, supposons-nous, évitera les prémisses susceptibles de ne pas correspondre à la vision du monde qu’est celle du destinataire, ce qui exclut du discours les prémisses basées sur des valeurs très « personnelles » comme les croyances religieuses ou les tendances politiques.

Prémisses prudentes, prémisses dangereuses

Soulignons d’abord que Perelman reconnaît la difficulté de gagner l’adhésion d’un auditoire « universel » ; il aborde le problème d’un auditoire qui n’est pas prédéfini. La solution qu’il propose reste d’ordre très général et, comme il l’admet, elle représente un « idéal » : il s’agit ici de diviser l’auditoire selon des groupes sociaux. Préparer un discours en divisant l’auditoire en groupes, tenant compte des valeurs et des caractéristiques sociales de chacun, demande temps et moyens ; on en revient peut-être ici à la solution du sondage d’opinion. Un tel discours, peut-on imaginer, sera relativement long, exigeant un développement minutieux, et il se concrétisera difficilement sous la forme d’articles ne contenant qu’environ 500 mots. Un discours à développement court essaiera plutôt de tenir compte de tous les types de destinataires « à la fois ».

Ainsi, les prémisses et arguments dont on bâtit le discours devront, autant que possible, relever de l’universel. L’émetteur devra éviter de puiser, comme le reconnaît Perelman, dans les banques de prémisses et d’arguments auxquels n’adhèrent que des auditoires particuliers [8]. Évoquant un auditoire « composite » qui devra se regrouper pour prendre une décision (par exemple, demander le financement par l’État des organismes communautaires), Perelman remarque que l’argumentateur devra privilégier les « évidences » (faits, vérités, données objectives) qui sont le moins possible dépendantes des opinions et des valeurs :

Une argumentation qui s’adresse à un auditoire universel doit convaincre le lecteur du caractère contraignant des raisons fournies, de leur évidence, de leur validité intemporelle et absolue, indépendante des contingences locales ou historiques. […] On remarque que, là où s’insère l’évidence rationnelle, l’adhésion de l’esprit semble suspendue à une vérité contraignante et les procédés d’argumentation ne jouent aucun rôle. L’individu, avec sa liberté de délibération et de choix, s’efface devant la raison qui le contraint et lui enlève toute possibilité de doute. À la limite, la rhétorique efficace pour un auditoire universel serait celle ne maniant que la preuve logique. (Perelman 1970 : 41-42.)

L’émetteur qui choisit de tabler son discours sur des « évidences » se trouve confronté à un autre problème : qu’est-ce qu’une « réelle » évidence ? Perelman met l’émetteur en garde à ce sujet : ce dernier ne doit pas se considérer lui-même comme le représentant idéal d’un auditoire universel. Ce qui est évident pour l’un ne l’est pas nécessairement pour l’autre. À titre d’illustration, soit la thèse « L’État devrait investir davantage dans le secteur de la santé », quels critères vérifient « l’évidence » d’une telle affirmation ? Le fait que les malades doivent attendre en moyenne un mois, quatre mois, deux ans avant de subir une chirurgie cardiaque constitue-t-il une prémisse absolue, dans notre société, menant à la thèse du sous-financement, ou s’agit-il d’une prémisse appartenant au domaine des valeurs, donc non partagée par tous ? L’émetteur devra impérativement distinguer ce qui constitue pour lui une évidence de ce qui constitue une évidence universelle (s’il en est) : « L’important, dans l’argumentation, n’est pas de savoir ce que l’orateur considère comme vrai ou probant, mais quel est l’avis de ceux auxquels il s’adresse. » (Perelman 1970 : 31.)

On retient à ce moment-ci que pour convaincre un auditoire composite (ou destinataire flou), l’émetteur gagnera à baser son discours sur des objets d’accord [9] « universels », relevant du réel et plus proches de la « vérité » (faits, vérités, présomptions) que sur des objets d’accord relevant du préférable, plus proches des opinions (lieux, hiérarchies, valeurs) – et encore l’émetteur doit-il distinguer avec justesse ces deux catégories de prémisses.

Les valeurs, bien qu’elles relèvent du préférable, sont difficiles à écarter de l’argumentation : « Sans valeur, il n’y a pas de communication possible puisque le lien social n’existe qu’en réactivant les valeurs implicites, en les posant et les interprétant. » (Resweber 1992, cité dans Breton 1996 : 56.) Étant donné que le rédacteur pourra difficilement évacuer du discours toute valeur, surtout dans un texte qui traite de soutien aux citoyens, d’aide communautaire, nous nous pencherons ici sur ce type de prémisses.

Type d’objet d’accord : les valeurs

N’exprimant pas le réel mais le préférable, les valeurs, explique Perelman, constituent une catégorie de prémisses ne prétendant à l’adhésion que d’auditoires particuliers ; elles expriment, plus précisément, une attitude envers le réel (Perelman 1970 : 99-101). Certains auteurs, comme Chaïm Perelman, parlent de « valeurs universelles », telles le Beau, le Bien, le Vrai. Ces valeurs peuvent être considérées comme universelles, mais seulement tant que leurs termes restent généraux et imprécis : leur contenu varie d’un auditoire à l’autre. Elles ne sont donc pas une panacée pour le rédacteur qui s’adresse à un auditoire flou : ce qui est bien ou souhaitable pour les uns (ex. : la baisse des impôts pour les entreprises) ne l’est pas pour les autres ; ce qui est vrai pour les uns (ex. : l’existence d’un Dieu-le-Père) ne l’est pas pour les autres… Mais on peut raisonnablement croire que le maintien de la santé et la possibilité financière de se nourrir et de se loger, par exemple, font partie, dans notre société, des valeurs bonnes et bien. De là à justifier l’existence d’organismes communautaires voués à la santé et à l’aide aux démunis, le pont se passe facilement : afin d’obtenir du destinataire qu’il penche en faveur d’un plus grand financement du milieu communautaire, on fera appel à des valeurs qui, à la fois, sont approuvées par le destinataire et « favorables » au milieu communautaire. Il s’agit pour l’énonciateur de miser sur des valeurs qui feront le pont entre ce qu’approuve le destinataire et la thèse à lui faire admettre. D’ailleurs, les valeurs qui sont de prime abord approuvées par le destinataire (par exemple, l’importance de la justice) peuvent passer pour des faits établis, des évidences :

On y [les valeurs] fait appel pour engager l’auditeur à faire certains choix plutôt que d’autres, et surtout pour justifier ceux-ci, de manière à les rendre acceptables et approuvés par autrui. […] D’autre part, le statut des énoncés évolue : insérées dans un système de croyances que l’on prétend valoir aux yeux de tous, des valeurs peuvent être traitées comme des faits ou des vérités. (Perelman 1970 : 100-101.)

Notons, avant de clore cette partie sur les prémisses, que Breton, dans sa théorie du « cadrage du réel », suggère d’utiliser les valeurs communes, qui serviront de « passerelles » vers la thèse défendue. Breton définit les valeurs en termes de désirable, de préférable, d’idéal vers lesquels doit tendre l’homme. Dans le cas du ROC, qui prône l’aide aux malades, aux démunis, aux handicapés, on présentera des valeurs comme l’entraide ou le droit de chacun au bien-être et à la santé, comme tendant vers un « monde idéal ».

Conclusion

Il nous a été suggéré que de s’adresser à tous et chacun à la fois (destinataire flou) constitue une entreprise risquée. Dès lors, on peut évaluer la possibilité, moins radicale que d’exclure totalement du discours certains groupes de la communauté, d’axer ce discours sur certains autres groupes sociaux, groupes plus « faciles » à sensibiliser ou, moins péjorativement, plus « concernés ». Le milieu communautaire, comme énonciateur, aura peut-être avantage à faire une place de choix aux classes socio-économiques pauvre et moyenne, sans toutefois écarter totalement les citoyens les mieux nantis. D’ailleurs, dans le document promotionnel actuel du ROC, la première phrase de la lettre d’introduction se lit comme suit : « Les organismes communautaires contribuent grandement, et ce à chaque jour, à redonner du pouvoir et améliorer les conditions de vie des personnes exclues des richesses de notre société ».

Il reste à savoir qui, au juste, dans la communauté, s’associe à cette description, qui s’y reconnaît. Voilà une tâche qui incombe au rédacteur professionnel. Celui-ci devra cibler des classes de citoyens, écrire à leur intention et s’en tenir à cette intention, c’est-à-dire respecter son engagement de départ. Ainsi seulement, il produira un texte cohérent par sa constance, son intégrité ; un texte qui fera du lecteur un destinataire « bien disposé ».

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue l’objectif concret visé par la prise de parole ; si l’énonciateur attend du destinataire qu’il fasse pression en faveur du financement des organismes communautaires, le rédacteur doit se demander qui, dans la communauté, a le plus d’influence, qui se trouve le mieux placé pour obtenir (ou offrir) le financement en question. Certaines questions d’éthique, de principes, entreront alors en jeu : par exemple, le financement peut-il provenir de n’importe quelle source ? Ceci restera à voir entre l’énonciateur et le rédacteur.

De toute façon, vu la nature même du discours communautaire, qui se veut principalement légitimant, il devra être présumé, établi comme un objet d’accord, même implicite, que le milieu communautaire représente le Bien, le remarquable, la ligne juste, et que ce qui s’y oppose représente le Mal, le danger, l’amoral. L’action communautaire sera présentée comme une valeur fondamentale qui, en fait, fondera l’entièreté du discours.

En guise de récapitulation, rappelons que le rédacteur aura avantage à amasser le plus d’information possible sur le destinataire afin de faire une place « juste » à ce dernier dans le discours. Le destinataire sera mieux disposé à cheminer vers la thèse à admettre si le discours se base sur des présupposés qu’il a déjà admis (ou au moins qui ne le choquent pas) et enfin, le rédacteur gagnera à privilégier les prémisses qui relèvent de « l’évidence », c’est-à-dire les faits, les vérités et les données objectives.

Bibliographie

BEAUDET, Céline (1999). Guide de rédaction en milieu communautaire. Coll. « Pratiques professionnelles », Sherbrooke, Éditions GGC, 140 p.

BRETON, Philippe (1996). L’argumentation dans la communication. Paris, Éditions La Découverte, 121 p.

BRONCKART, Jean-Paul (1996). Activité langagière, textes et discours. Coll. « Sciences des discours », Paris, Éditions Delachaux et Niestlé, 350 p.

CHAROLLES, Michel (1994). « Cohésion, cohérence et pertinence du discours », Revue internationale de linguistique française, no 29 : 125-151.

LUNDQUIST, Lita (1993). « La cohérence textuelle argumentative : illocution, intention et engagement de consistance », Revue québécoise de linguistique, vol. 22, no 2 : 109-138.

MAINGUENEAU, Dominique (1991). L’analyse de discours. Coll. « Linguistique », Paris, Éditions Hachette, 268 p.

OLÉRON, Pierre (1996). L’argumentation. Coll. « Que sais-je ? », 4e édition, Paris, Presses universitaire de France, 126 p.

PERELMAN, Chaim (1977). L’empire rhétorique. Paris, Éditions Vrin, 194 p.

PERELMAN, Chaim et L. OLBRECHTS-TYTECA (1970). Le traité de l’argumentation. Coll. « Sociologie générale et philosophie sociale », 2e édition, Bruxelles, Éditions de l’Institut de sociologie, 743 p.

PLANTIN, Christian (1996). L’Argumentation, Paris, Éditions Le Seuil, 93 p.

VIGNAUX, Georges (1988). Le discours, acteur du monde. Coll. « L’homme dans la langue », Paris, Éditions Ophrys, 231 p.


[1À titre d’exemples d’organismes communautaires estriens : Carrefour des cuisines collectives de Sherbrooke, Centre d’intégration au marché de l’emploi, Coalition sherbrookoise pour le travail de rue, Service d’aide aux Néo-Canadiens…

[2Les rencontres avec les étudiantes regroupaient divers membres du conseil d’administration du ROC 05, dont Bibiane Roy, responsable des relations avec l’Université dans le cadre de l’atelier de rédaction.

[3Le travail des étudiantes s’est arrêté, faute de temps, à cette étape de la planification du contenu des articles. Les articles en question n’ont pas été rédigés dans le cadre de l’atelier, les étudiantes ayant concentré leurs efforts sur la rédaction du compte rendu d’une journée de colloque regroupant des administrateurs, membres et usagers des organismes communautaires de l’Estrie.

[4Il convient de distinguer le rédacteur professionnel (celui qui est mandaté pour produire l’écrit) de l’énonciateur (celui qui prend réellement la parole, qui assume les propos, celui qui mandate le rédacteur).

[5Informer, expliquer, convaincre et solliciter, par exemple, ne sont pas des buts exclusifs d’un écrit : pour solliciter, il faut d’abord convaincre de la légitimité de cette sollicitation ; pour convaincre, il faut d’abord expliquer…

[6Nous entendons par « prémisses » du discours les objets d’accord utilisés par le locuteur dans le but de cheminer vers une conclusion, soit la thèse qu’il souhaite faire admettre. Les prémisses elles-mêmes constituent une amorce d’argumentation. (Perelman 1970 : 88.)

[7Voir, en bibliographie, Le Traité de l’argumentation et L’Empire rhétorique.

[8Par « auditoires particuliers », on entend des groupes spécifiques, dont les membres partagent, par exemple, une culture ou des croyances religieuses ou politiques identifiables

[9Pour des précisions sur les classes et types de prémisses, consulter Le Traité de l’argumentation (p. 87 - 132).


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