L’Amant, la « scène fondamentale » de l’œuvre de Marguerite Duras.

Critique littéraire
mercredi 25 novembre 2020
par  Jean-Philippe Berger

D’une situation familiale insoluble et tortionnaire, Marguerite Duras dans L’Amant, nous livre sur le ton de la confidence la « scène fondamentale » de son œuvre, celle-là même qu’elle se refusait jusqu’ici d’évoquer : « Ici je parle des périodes cachées de cette jeunesse, de certains enfouissements que j’aurais opérés sur certains faits, sur certains sentiments, sur certains événements ».

Née au Vietnam dans la région de la Cochinchine en 1914, Marguerite Duras rejoindra la France après l’obtention de son baccalauréat en 1932. Ce passage de sa vie, déjà évoqué dans « Un Barrage contre le Pacifique » - qui se voit au passage renvoyé désormais à un hypotexte de l’Amant - prend toute sa forme lorsque l’auteure emprunte au nouveau roman sa déconstruction du style, et donne à ressentir pleinement la complexité des sentiments amoureux. Le récit est non-linéaire, les personnages sont décrits par bribes, l’intrigue est morcelée et se reconstruit par tâtonnements avec l’avancée de la lecture.

Les éléments dont la romancière nous fait part ne résultent ni d’une logique, ni d’une structure établies. En réalité, ce que fait Marguerite Duras dans cette autofiction c’est nous livrer sa pensée intime, nous confier les images qui surgissent au moment même, et avec la forme, où elle arrive dans son esprit. Comme si les éléments de son enfance étaient jetés sur le papier à la volée.

Sur le fond, ce récit n’a pas la volonté de rendre la réalité juste et authentique, mais, plutôt de la faire advenir comme vraie et prégnante pour le lecteur. Ce dernier est saisi par l’éloquence des sentiments, l’irréductabilité des émotions qu’il lui échoit. Au confins de la péninsule indochinoise, on ressort de cette lecture aisément entiché pour la force de cette prose poétique.

Dans la forme, ce style se caractérise par un texte qui reflète le fonctionnement de la cognition. On y trouve les temps nécessaires à l’arrangement des idées avant la prise de parole : « Que je vous dise encore, j’ai quinze ans et demi… ». On y trouve l’expérience métacognitive de l’oubli et de la mémoire : « Je me souviens, à l’instant même où j’écris […] J’oublie tout, j’oublie de dire ça, qu’on était des enfants rieurs, mon petit frère et moi… ». C’est cette expérience même qui lui fait douter de la provenance de ce chapeau d’homme aux bords plats et qui donne, par ce style, la place de confident que prend le lecteur : « Comment il était arrivé jusqu’à moi, je l’ai oublié. Je ne vois pas qui me l’aurait donné. Je crois que c’est ma mère qui me l’a acheté et sur ma demande ».

De ce travail de la mémoire, d’une image réminiscente, elle revoit et intimement elle nous raconte qu’à Sadec au Vietnam, à la traversée d’un bras du Mékong, sur le bac, la « jeune fille blanche » rencontre ce Chinois « riche » et plus âgé qui va l’aimer et viendra chaque jour la chercher devant son internat pour l’emmener dans sa garçonnière à Cholen – le quartier chinois à Saigon. Elle se souvient du malheur de sa mère, elle nous raconte « ce grand découragement à vivre » auquel, chaque soir, elle succombait.
Puis, elle se remémore et nous raconte l’emprise de ce frère aîné, l’emprise de sa « violence […], froide, insultante ». Elle explique que sa vocation première est de « tuer, de rayer de la vie, de disposer de la vie, de mépriser, de chasser, de faire souffrir » et qu’en sa présence, son amant, le Chinois de Cholen, devient une personne qui n’est plus aimable, un « endroit brûlé ».
Elle nous raconte encore la pauvreté de leur vie, comment il était « simplement si difficile de manger, de s’habiller, de vivre en somme, rien qu’avec le salaire de ma mère ».

Finalement, ce qu’elle nous décrit c’est la façon par laquelle cette petite blanche de quinze ans va s’émanciper d’un cadre familial mortifère, se défaire de sa famille, la quitter.
Par le médium inconscient de la relation avec un autre, d’un amour salvateur qui ne dit pas son nom, elle se donnera sans le savoir le moyen de sa résilience : « Ce jour-là dans cette chambre les larmes consolent du passé et de l’avenir aussi. Je lui dis [au Chinois de Cholen] que de ma mère une fois je me séparerai, que même pour ma mère une fois je n’aurai plus d’amour. Je pleure. »
Cette « enfant », dont la vie a forcé la maturité, à partir du moment où elle « a pénétré dans l’auto noire, elle l’a su » qu’elle était « à l’écart de cette famille pour la première fois et pour toujours. [Et que] Désormais ils ne doivent plus savoir ce qu’il adviendra d’elle ». De ce moment-là, “sa scène fondamentale”, naîtront les forces de son futur.


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