Mort à crédit ou « le drame de la mauvaise conscience », prémices des pamphlets antisémiques ?

Critique littéraire
mercredi 25 novembre 2020
par  Jean-Philippe Berger

Au même moment se jouent deux événements qui concourent à l’écriture de ce billet. « Mort à crédit n’est pas voyage au bout de la nuit », m’a-t-on dit. Souhaitant en avoir le cœur net, je commence sa lecture. À cela, la réédition des pamphlets antisémiques par la maison d’édition Gallimard sonne, dans les médias, le début d’une polémique et soulève les sempiternelles questions que nous connaissons : existe-t-il une différence entre l’œuvre et l’artiste ? La période actuelle permet-elle la diffusion de ces écrits ? De ces questions, je n’ai pas de grands avis. En revanche ce qui m’a intéressé, c’est ce qui, dans Mort à crédit peut expliquer et déjà faire transparaître un antisémitisme naissant. Sous cet angle, l’approche de la critique psychanalytique apporte de nombreuses réponses.

En 1936, après les aventures de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, Céline fait paraître son deuxième grand roman Mort à crédit. Cette fois-ci, sous les traits de Ferdinand, il retrace chapitre après chapitre ses différentes expériences de son enfance jusqu’à l’âge adulte.
L’histoire débute lorsque Ferdinand alors médecin pour la clinique Fondation Linuty tombe malade et se met à délirer à un point tel qu’il retrouve son enfance « au passage ». Il revoit son apprentissage en tant que commis d’abord, puis représentant, ouvrier, secrétaire avant que, désespéré, il ne décide de s’engager en tant que volontaire dans l’armée.

Né d’une mère commerçante et d’un père correspondancier, il décrit une situation familiale compliquée, tenue entre les déboires financiers de ses parents et la violence de son père. Devant son incapacité à tenir un travail, ses parents l’enverront dans un pensionnat en Angleterre. Cette période lui laissera une profonde amertume, il glissera doucement dans un mutisme.

L’école anglaise finit par fermer ses portes. Obligé de rentrer, il retrouve alors le passage et ses obligations. Il se met à vagabonder, jusqu’au moment où la situation, devenue insupportable, l’oncle Édouard lui trouve un travail chez Courtial des Pereires, un inventeur touche à tout, excentrique, intelligent mais fumiste et dépravé. Ferdinand prendra, au côté de son patron, une place importante dans les divers projets de la gazette. Malheureusement, rattrapé par les vices et les dettes, à la suite de bien mauvaises affaires et reclus en campagne sur une production de pomme de terre « radio-tellurique », Courtial se tire un coup de fusil en pleine tête. Obligé de rentrer une nouvelle fois chez son oncle, Ferdinand, désespéré, décidera de s’enrôler dans l’armée.

C’est une vision antihéroïque que Céline livre dans ce récit. Une vision parfois grotesque et extravagante de la condition humaine qui tout au long, par un style cru et haché, mélangeant discours parlé et écrit, relève une misère du Paris d’avant-guerre avec cynisme et pessimisme Ferdinand est dans cet univers une forme de cristallisation de cette misère. Il enchaîne les déconvenues, développe les vices, convoite un érotisme malsain, et échoue dans les emplois qu’on lui offre. Il se voit comme un rebus : « Mais je sais rien faire mon oncle…Je suis pas sérieux…Je suis pas raisonnable ». On y découvre, selon les mots de l’auteur, « le drame de la mauvaise conscience » prenant place comme « Un immonde interne » qui hante le personnage, qui le « rend impuissant et le déloge de lui-même ».

Cette mauvaise conscience célinienne peut s’interpréter, selon Ferrant Alain, grâce au concept d’affect. Le partage d’affect est pour un individu la manière par laquelle il va pouvoir donner à d’autre le poids qui l’essouffle. L’affect est un « un agir corporel à la fois dirigé vers autrui […] et vers le sujet lui-même, impliquant toute une série de transformations biologiques et physiologiques » [1].
Ferrant Alain explique ainsi l’utilisation des émotions crues et des thématiques abordées par Céline comme une manière de se défausser de pulsions qui, faute « d’un appareil psychique, un contenant organisateur » suffisant pour les transformer « en affect », l’auteur les livre « dans leur état irreprésentable, non signifié et sans adresse. »

À ce titre, comme exemple de ce que sont les « émotions crues » lorsqu’elles ne sont pas élaborées en affects, le passage suivant est édifiant : « J’en prends plein les dents, des haricots, de la tomate... moi qu’avais plus rien à vomir !... M’en revoilà précisément... Je goûte un peu... la tripe remonte. Courage au fond !... ça débloque !... Tout un paquet me tire sur la langue... Je vais lui retourner moi tous mes boyaux dans la bouche… »

Cet aspect de la psychologie de l’auteur associé à ses origines familiales, celles du petit commerce, dans une période sociale anti-juive d’avant-guerre, finit, selon ces théories, de constituer la genèse des pamphlets antisémites. Ce sentiment d’incompréhension générale et de culpabilité – très présent dans mort à crédit - qu’il ne peut exprimer clairement sonne comme une mauvaise conscience intérieure qui verra le jour, par un processus psychologique d’inversion, dans une haine de l’autre.

Mort à crédit est un bon roman, je ne veux pas en dégouter le lecteur. Il est tout à fait possible de lire ces pages sans arrières pensées ni interprétations psychologiques. Vous passerez, j’en suis sûr, un bon moment. Mais, si pour certains et par un malheureux hasard, le sort vous a donné de commencer sa lecture en pleine polémique sur l’antisémitisme, ou bien, parce qu’en ces temps, cette thématique semble être à la mode, vous ressentirez peut-être le besoin d’en savoir un peu plus sur les ressorts qui font advenir ces idées. C’est désormais chose faite…


[1Ferrant, Alain. « Céline, l’analyste et « l’immonde interne » », Topique, vol. 118, no. 1, 2012, pp. 7-18


Publications

Derniers articles publiés

Annonces

La formation Rédacteur Professionnel

Si vous souhaitez des informations concernant la formation Master Rédacteur Professionnel, unique en France, contactez :
marie-emmanuelle.pereira@univ-amu.fr
veronique.rey.2@univ-amu.fr


Le programme de formation RP

Vous trouverez le descriptif des enseignements dans l’onglet "formation Rédacteur Professionnel"