Au coeur des ténèbres, ou comment rassasier Gargantua.

jeudi 19 novembre 2020
par  pierremariecaravano

Écrite sous la forme d’une nouvelle et publiée à l’origine en feuilleton, cette œuvre s’inspire d’éléments de la vie de l’auteur : le côté marin, ce qu’il fut pendant vingt années dont seize dans le commerce britannique ; la Compagnie du Commerce pour laquelle il a travaillé ; ainsi que le lieu de l’intrigue : le Congo Belge. Avec ces ingrédients, Joseph Conrad réussit le tour de force de tenir le lecteur en haleine avec peu voire pas d’intrigue. Il dresse en fait un magnifique et sombre tableau dont on ne veut pour rien au monde manquer un trait, car il recèle en lui-même un mystère que l’auteur ne prétend pas percer. Il raconte « l’épopée » d’un voyage sur un fleuve d’Afrique pour aller chercher une personnalité, M. Kurtz, et le ramener.

Une surcharge sans emphase.

Ce tableau est dessiné par une double narration autodiégétique, un marin, employé dans la marine marchande britannique, narre une aventure que Charles Marlow raconte à tout l’équipage en attendant que la marée leur soi favorable pour entrer dans les terres anglo-saxonnes. Dès le début de l’œuvre le ton est donné : pléthore de détails, foisonnement d’adjectifs. Une surcharge qui, quand on commence de lire, fait l’effet d’un plat trop épicé, auquel il faut s’habitué avant d’en pouvoir profiter en discernant toutes ses saveurs. Le premier exploit de Conrad, c’est de maintenir cette cadence, cette surcharge, sans lasser le lecteur. Ce serait même le contraire. Le flot de mots qui s’étend comme un océan sans horizon ne dégoute pas, il emporte. L’on se retrouve alors à déguster, dans les deux sens du terme, littéral et imagé, positif et négatif. Quand on commence de lire cette œuvre, il faut être à jeun. Sinon, on risquerait d’en perdre des miettes, et ce serait dommage. Parce que Conrad n’est pas bon, il est très bon. Qu’il suffise de lire ce passage pour s’en faire une idée :

« Le jour finissait dans la sérénité exquise d’un éclat immobile. L’eau brillait doucement. Le ciel, qui n’avait pas une tâche, était une immensité bénigne de lumière immaculée. Il n’était pas jusqu’à la brume sur les marais d’Essex qui ne fût comme une gaze radieuse accrochée aux coteaux boisés de l’intérieur et drapant les côtes basses de plis diaphanes. Seule la pénombre à l’ouest, appesantie sur l’amont du fleuve, s’obscurcissait de minute en minute, comme irritée par l’approche du soleil. »

Un tableau sombre mais humain.

Ce qui frappe dans le déroulement du récit c’est une sorte de double jeu sur plusieurs niveaux. Premier niveau : la description renvoie à un aspect à la fois fascinant et terrible des environnements traversés. Deuxième niveau : l’auteur offre le spectacle de l’esclavage et de tous ses corollaires de façon détachée, avec une certaine distance, et pourtant plein de compassion dans le choix des mots, qui dénote une certaine ironie, et les attitudes du protagoniste. Troisième niveau enfin : on trouve un attrait et une répulsion pour le personnage de Kurtz qui est comme une synthèse de tout ce que l’on voit : tout est éblouissant mais recèle des ombres qu’on préférerait ne pas regarder. Mais ces ombres font parties du tableau. C’est le second exploit de Conrad, il parvient à dessiner à travers son œuvre le portrait d’une nature humaine avec sa complexe beauté, mais souffrant d’une grande blessure incurable. Le mystère d’une humanité vouée à ne pas faire le bien qu’elle voudrait et faire le mal qu’elle ne voudrait pas.

Une fin où l’on ne reste pas sur sa faim.

La conclusion est comme le début : sans éclat dans le fond et pourtant l’auteur en tire le meilleur. L’on en sort rassasié, sans déception et sans attendre plus. Une fin comme il s’en fait rarement, où il n’y a pas besoin de dire plus. L’histoire peut paraître un peu trop sombre, au point de sembler irréaliste. Qu’elle ne manque pas de réalisme est pourtant une triste vérité. Qu’elle soit totalement pessimiste et désespérante est peut-être trop vite juger. Car Charles Marlow reste tout du long un brave homme.


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